édito
Pour une battle des imaginaires politiques
« Sans l’hypothèse qu’un autre monde est possible, il n’y a pas de politique, il n’y a que la gestion administrative des hommes et des choses »
Ernst Bloch
Il y a un an, le régime taliban profitait du retrait de l’armée américaine en Afghanistan, pour prendre le contrôle du pays de manière fulgurante. Des millions de personnes étaient candidates à l’exil mais seulement une poignée ont eu la possibilité d’obtenir un bon de sortie pour quitter un pays aujourd’hui en proie à la famine et à l’oppression.
Un exemple criant, parmi d’autres, que la gestion administrative des hommes et des choses est à l’œuvre, sous nos yeux, et pas seulement en Afghanistan, mais un peu partout dans le monde et en toute chose. Elle agit quotidiennement pour mettre à notre service toute sa rationalité, celle qui nous promet non pas des jours meilleurs, mais le meilleur de ce qui est raisonnablement faisable dans des conditions données et dans des
équilibres – ou rapports de force – dont nous héritons.
Maintenir l’existant – plutôt que repenser l’existence – c’est le scénario que nous propose majoritairement, et sans imagination, la gestion rationnelle des hommes et des choses. Et cela revient finalement soit à compresser les sociétés humaines dans des cadres devenus trop étroits pour les contenir, soit à soutenir leur expansion quitte à aller se saisir de ressources dont on ne dispose pas. Dans un cas comme dans l’autre, cela conduit inévitablement à l’accroissement des inégalités en politique intérieure ou à des conflits de territoires en politique extérieure.
Cette utopie, dont parle Ernst Bloch, n’est pas seulement un doux rêve dont les humains ont besoin pour supporter le réel dans lequel ils vivent, c’est une nécessité politique. Un horizon indispensable qui donne du sens, le matin, au réveil ; qui permet de tracer des lignes de fuite pour échapper à la résignation. Parce qu’on ne se lève pas tous les jours, pour aller au lycée, ou pour travailler jusqu’à 65 ans, en désirant vivre dans le moins pire des mondes possibles. Parce qu’être libre d’entreprendre, être responsable individuellement de ses profits et de ses échecs, ne suffit plus à donner le goût de la compétition, quand on sait que cela provoque la perpétuation d’un déséquilibre planétaire, social, économique et climatique.
Je m’étonne que la confrontation politique se déroule davantage sur le terrain de la technicité plutôt que sur celui de la pluralité des imaginaires des mondes possibles, car je pense que c’est de cela dont nous avons urgemment besoin. Il me semble que nous sommes dominés par un récit qui refuse de remettre en cause sa structure. À l’approche d’une conclusion qui nous déplaît, nous, ses auteurs, rechignons à revoir notre copie. Notre imagination se concentre sur la prolongation cohérente de l’histoire au regard de ce qui a déjà été produit. Elle qualifie de fantaisiste – pour ne pas dire d’extrême – tout ce qui prétend inventer des alternatives et des bifurcations au scénario existant.
Quant au théâtre, qui ambitionne encore un peu d’être politique, qui voudrait accompagner l’émergence de ces possibles, leur permettre de se confronter sur scène et faire la part belle à de nouveaux récits et de nouvelles esthétiques, ne nous y trompons pas. Si sur les scènes des théâtres, les représentations du monde sont bien en train d’évoluer, si d’une certaine manière elles rassurent nos consciences en étant plus paritaires, plus représentatives d’une diversité, tout cela n’est encore que fiction, des images non contractuelles qui s’immiscent dans une société dont la
structure, elle, est rétive au changement.
Joris Mathieu
Directeur du Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon